Et les villes perdirent le pouvoir sur leur alimentation…

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L’alimentation prend une place de plus en plus importante dans l’action des villes. Mais est-ce vraiment un sujet d’intervention nouveau pour elles ? Dans le chapitre d’un livre récemment paru sur les politiques alimentaires des villes, Benoit Daviron, Coline Perrin et Christophe-Toussant Soulard nous rappellent qu’au contraire, les villes ont cherché à agir sur leur système alimentaire depuis l’Antiquité. Ce n’est que depuis le développement des États à partir du 16eme siècle, et, par la suite, l’industrialisation, qu’elles ont perdu le pouvoir sur leur approvisionnement.

Leur travail nous permet de prendre un peu de recul pour mieux comprendre comment l’action des villes contemporaines s’inscrit dans une histoire longue. Il donne des clés pour analyser quelques ressorts clés des jeux de pouvoir entre villes, État et campagnes.

L’approvisionnement alimentaire, un axe stratégique pour les villes depuis l’Antiquité

Les villes européennes de l’Antiquité et de l’époque médiévale étaient très actives dans la gestion de leur système alimentaire. Leur objectif ? Eviter la famine de leur population. Leur principe d’action ? L’approvisionnement alimentaire est bien trop stratégique pour le laisser aux seules mains du secteur privé.

Les villes ont donc développé une large panoplie d’outils d’interventions. Par exemple, certaines ont mis en place des bureaux d’abondance ou des offices du blé pour garantir l’approvisionnement en céréales des centres urbains. Elles ont aussi veillé à ce que l’approvisionnement ne soit pas capté par un acteur unique (ou un cartel), notamment en fixant les quantités maximales quotidiennes qu’un seul acteur pouvait acquérir. Certaines cités du pourtour méditerranéen ont même développé un circuit de distribution alimentaire public, en parallèle des circuits privés, le système annonaire. Il consistait à acheter et redistribuer des céréales à un bon prix aux populations urbaines. Par la suite, il a évolué vers un dispositif de régulation des prix, une dimension clé de l’intervention des villes sur l’alimentation.

L’action des villes sur leur approvisionnement a engendré des relations de pouvoir déséquilibrées avec les zones rurales. En effet, les campagnes qui produisent l’alimentation des centres urbains sont pour ces derniers d’une importance stratégique. Et les villes n’ont eu de cesse de chercher à capter l’alimentation produite par ces campagnes. Des cités puissantes comme Venise ou Genève avaient même imposé que toutes les céréales produites dans un certain rayon autour de la ville (20km à Genève, par exemple) soient vendues exclusivement à leurs habitants. Cela permet aussi aux villes d’empêcher que ne se développent dans les campagnes environnantes des activités concurrençant celles de la ville.

La montée en puissance des États et leur alliance historique avec les campagnes

A partir du 16eme siècle, alors que les villes gagnent des habitants, elles vont cependant, dans le même temps, perdre leur pouvoir sur leur système alimentaire. Cela est dû à la montée en puissance des États.

Alors que l’objectif principal des villes était d’assurer leur approvisionnement alimentaire, les États, eux, ont des objectifs plus larges. Au 19eme siècle, le développement du commerce international place l’exportation de biens, alimentation incluse, au cœur des stratégies de puissance des États. Après la fin de la Première Guerre Mondiale, l’objectif devient l’autosuffisance alimentaire. Dans les deux cas, il faut assurer une production alimentaire en quantité suffisante, et donc s’intéresser aux campagnes. Les États cherchent également à moderniser le secteur agricole afin d’assurer le transfert d’une partie de la main d’œuvre vers l’industrie. Il s’agit enfin de construire un rapport de force permettant de faire face aux mouvements contestataires urbain, et en particulier ouvriers. La France après l’épisode de la Commune à Paris en 1870 est une bonne illustration de cet enjeu.

A partir du 16eme siècle, on voit donc se mettre en place une alliance historique entre les États et les campagnes, qui représentent les producteurs, au détriment des villes, qui représentent, elles, les consommateurs. Les villes continuent à agir dans le champ de l’alimentation (par exemple par le biais des abattoirs ou des laboratoires municipaux d’analyse qui assurent la qualité de l’alimentation). Cependant, elles ont perdu toute influence sur leur approvisionnement alimentaire.

Les villes sont de retour…

L’histoire nous enseigne donc que l’action des villes sur l’alimentation a correspondu à une époque où celles-ci étaient des centres de pouvoir, et qu’elle a décliné avec la montée en puissance des États. Comment, alors, interpréter le renouveau de l’action des villes dans ce domaine ?

D’après Benoit Daviron, qui a coordonné ce travail, cela peut avoir plusieurs causes :

  • Tout d’abord, le fait que les consommateurs cherchent à reprendre le pouvoir sur leur alimentation. Les populations urbaines éduquées souhaitent en effet avoir leur mot à dire sur la façon dont leur alimentation est produite et sur sa provenance.
  • Ensuite, le déclin de l’intervention des États dans le secteur agricole depuis les années 1980s.

Cette situation soulève cependant deux défis :

  • Celui de l’équilibre des pouvoirs entre villes et campagnes. Alors qu’historiquement, les villes ont toujours maintenu leurs zones d’approvisionnement dans un rapport de dépendance, comment s’assurer que ces relations déséquilibrées ne se reproduisent pas dans le futur ?
  • Celui de l’efficacité de l’action des villes. En effet, dans un monde urbanisé, les villes sont partout, mais elles sont aussi, prises individuellement, moins puissantes. Devenues des conurbations acéphales, elles sont plus difficiles à gouverner. Dans ces conditions, comment s’assurer que les villes soient pleinement en capacité de régler les problèmes liés à l’alimentation qu’elles souhaitent reprendre à leur charge ?

Deux questions que chaque ville doit garder en tête lorsqu’elle définit sa politique alimentaire…


Albane GASPARD – Décembre 2017

L’auteure remercie Benoit Daviron pour sa relecture et ses conseils

Source: Daviron, Benoit, Perrin, Coline, Soulard, Christophe-Toussaint, « Histoire des politiques alimentaires urbaines en Europe, de la ville antique à la ville industrielle », in in. Brand, C. et al, (2017), Construire des politiques alimentaires urbaines. Concepts et démarches. Editions Quae, Versailles

Crédit photo : Pixabay

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