Sur le fil du rasoir : l’action des villes pour la justice alimentaire

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On critique souvent les mouvements sociaux en faveur de l’alimentation locale pour leur focalisation sur les besoins des classes moyennes supérieures. Certains même leur reprochent de renforcer les inégalités existantes. Dans un article publié dans Planning Theory & Practice, Megan Horst, de la Portland State University, ouvre le débat de la justice alimentaire.

Travailler à la justice alimentaire, c’est rechercher une plus grande équité à toutes les étapes du système alimentaire : dans l’accès à une alimentation de qualité, dans la participation aux décisions dans le domaine de l’alimentation, et plus largement, dans la distribution du pouvoir et des ressources. Parler de justice alimentaire, c’est reconnaître les inégalités inscrites dans nos systèmes alimentaires.

Megan Horst a étudié les politiques alimentaires menées dans deux territoires, celui de la ville de Seattle, et celui de la région de Puget Sound, aux Etats-Unis. Son travail montre qu’il n’est pas facile pour des villes ou des régions de faire advenir une plus grande justice alimentaire, mais qu’elles peuvent y contribuer de façon notable. Voici comment.

Ne pas s’arrêter à la question de l’accès à l’alimentation

Qui dit justice alimentaire dit, pour commencer, absence d’accès équitable à l’alimentation pour certains groupes sociaux. Les difficultés d’accès peuvent être dues à des raisons financières (pour les ménages les plus modestes) ou à des facteurs géographiques (par exemple dans les déserts alimentaires). Les politiques locales dédiées à ce sujet sont, par exemple, le soutien aux banques alimentaires.

Cependant, si l’accès à l’alimentation est bien un sujet crucial, le prisme de la justice alimentaire nous invite à regarder au-delà. Les inégalités peuvent en effet aussi se trouver à d’autres endroits de la chaîne alimentaire, comme par exemple :

  • Les relations de travail. La protection des travailleurs de l’agroalimentaire est un sujet clé de la justice alimentaire, car cette industrie est connue pour ses conditions de travail difficiles.
  • Les relations de pouvoir entre les acteurs de la chaîne alimentaire, par exemple lorsque les exploitants agricoles ne reçoivent qu’une fraction de la valeur ajoutée qu’ils produisent. C’est notamment ce qui a motivé la ville de Seattle (comme beaucoup d’autres) à mettre en place des marchés de producteurs et à réduire, de fait, le nombre d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur.
  • L’accès inéquitable à la terre est aussi un axe de travail de la justice alimentaire. Par exemple, la ville de Seattle tente de faire en sorte que tout le monde, quelle que soit son origine sociale, puisse avoir accès à la terre pour cultiver. Pour cela, elle soutient les jardins partagés et a mis en place des programmes qui permettent aux jeunes des quartiers défavorisés de s’impliquer dans l’agriculture urbaine. Au niveau régional, les actions à mettre en place sont, par exemple, la protection des terres arables.

Forger des alliances hors de la ville pour agir sur les causes structurelles de l’injustice alimentaire

La justice alimentaire demande de reconnaître les inégalités et traumatismes passés comme présents, mais également, d’agir sur leurs causes structurelles (relations de genre, de classe, appartenance ethnique…). Cela soulève une question : comment les villes peuvent-elles agir alors que ces problèmes structurels dépassent leurs compétences ?

Prenons par exemple la question de l’équité des relations de travail. Il s’agit à la fois d’un problème crucial, et particulièrement frustrant. Crucial car, comme le dit une personne interrogée pendant la recherche, « si tout le monde avait un revenu décent et qu’il n’y avait plus de chômage, alors la faim ne serait plus un souci ». Frustrant, également, car la marge de manœuvre des acteurs locaux est très limitée. Ce sont d’autres niveaux de gouvernance, généralement nationaux, qui peuvent avoir une influence sur ces questions.

Cependant, les villes ne sont pas sans pouvoir : elles peuvent forger des alliances avec des organisations qui se battent au niveau national pour faire avancer ces sujets.

Toujours se demander qui participe, et qui bénéficie…

Si on revient maintenant à ce que les villes peuvent faire dans le cadre de leurs compétences, un conseil clé qui ressort de l’article est de toujours vérifier qui participe et qui bénéficie des politiques locales. En se posant systématiquement la question, on peut s’apercevoir, par exemple, que si les marchés de producteurs sont un outil formidable pour assurer l’équité de l’accès à la vente pour les producteurs, ils sont généralement localisés dans des quartiers aisés, ce qui réduit d’autant la possibilité pour des habitants moins fortunés d’y avoir accès. Une revue systématique des politiques avec la grille de lecture de la justice alimentaire dans toutes ses dimensions peut ainsi éviter de renforcer des inégalités existantes.

Ici, la participation des groupes sociaux que l’on souhaite inclure (ou de leurs représentants) à l’élaboration de la politique, est cruciale. Cela permet de s’assurer que ce qui est décidé convient à leurs besoins. Par exemple, à Seattle, les communautés tribales ont fait valoir que ce n’était pas tant l’accès à un marché de producteurs qui les intéressait mais la possibilité de pêcher le saumon, ou de faire de la cueillette de baies ou de plantes. Cependant, lorsque les représentants de ces communautés ont cessé de venir aux réunions, la question a disparu des débats. Cela démontre l’intérêt d’une participation effective de ces groupes sociaux.

Se préparer aux controverses

La recherche d’équité et de ré-équilibrage des relations de pouvoir conduit immanquablement à des controverses entre les parties prenantes d’une politique alimentaire locale. Dans la région de Seattle, par exemple, le Conseil de politique alimentaire aurait sans doute pu aller beaucoup plus loin dans la protection des terres agricoles. Il aurait pu, par exemple, s’assurer que la propriété de la terre ne soit pas concentrée dans un nombre limité de mains, et que les méthodes agronomiques employées assurent l’équité avec les générations futures. L’analyse montre que le Conseil n’a pas réussi à aller jusque là. Selon Megan Horst, ce dernier ne voulait pas soulever de controverses au sein de ses membres agriculteurs, qui représentaient une grande diversité de points de vue.

Cela soulève une question pour toutes les villes : dans quelle mesure leurs instances de gouvernance alimentaire ont-elles des procédures en place pour reconnaître et travailler sur les controverses ? Certains territoires peuvent choisir de travailler d’abord des questions moins controversées, pour, dans un premier temps, construire la confiance entre leurs membres, avec l’idée que celle-ci permettra ensuite de discuter de sujets plus compliqués. Dans tous les cas, cette expérience met en lumière la nécessité pour les Conseils de politique alimentaires de prévoir des procédures de gestion de conflit pour permettre de traiter autre chose que des questions non controversées, et contribuer pleinement à la justice alimentaire.


Albane GASPARD – Avril 2018

Urban Food Futures remercie Megan Horst pour sa relecture et ses conseils

Source : Megan Horst (2017) Food justice and municipal government in the USA, Planning Theory & Practice, 18:1, 51-70

Crédit photo : Pixabay

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