Le gaspillage alimentaire a fait l’objet de nombreuses études ces dernières années. L’ampleur et les impacts environnementaux du phénomène sont désormais bien connus. La FAO estime que jusqu’à 30% de l’alimentation, à l’échelle mondiale, est jetée. Sans aucun doute, donc, agir sur le gaspillage alimentaire est un axe clé de la transition alimentaire.
Dans les pays industrialisés, la nourriture jetée par les ménages représente une part importante du gaspillage total. Pour cette raison, comprendre pourquoi ces derniers se comportent de cette façon est crucial.
Un article publié dans le Journal of Cleaner Production en 2017 par Marie Hebrok et Casper Boks (du projet de recherche CYCLE) passe en revue les principaux facteurs qui expliquent pourquoi des aliments qui auraient pu être mangés ne l’ont pas été. Ses deux conclusions clés pour l’action sont : d’une part, que la seule sensibilisation des ménages n’est pas suffisante car le gaspillage alimentaire est le résultat d’un ensemble de facteurs entremêlés, et d’autre part, que l’innovation nécessaire dans ce domaine doit être centrée sur les besoins des individus.
Les gens savent qu’ils ne devraient pas jeter de nourriture
Personne n’aime jeter de la nourriture. La littérature scientifique montre que les gens en éprouvent un sentiment de honte. Certains développent même des stratégies pour contourner cette honte, par exemple en laissant les restes tellement longtemps dans le réfrigérateur qu’ils en deviennent impropres à la consommation, et donc jetables. Ainsi, même en ces temps d’abondance et d’alimentation bon marché dans les pays industrialisés, le gaspillage alimentaire a toujours une image négative. Une action que personne, vraiment, ne devrait faire.
Il s’agit là d’un résultat scientifique intéressant, car il a des implications considérables sur les actions contre le gaspillage alimentaire. En effet, si les ménages savent qu’ils ne devraient pas jeter, alors, leur dire de ne pas le faire n’aura pas vraiment d’impact.
Plaisir, liberté, sécurité… tellement de raisons de jeter de la nourriture
Comment alors expliquer que les gens jettent quand même de la nourriture alors qu’ils n’en sont pas fiers ? L’article montre qu’il s’agit de comprendre, et d’agir sur, les facteurs entremêlés qui amènent les ménages à gaspiller même s’ils savent qu’ils ne devraient pas. Comme le souligne Marie Hebrok, « la façon dont nous organisons nos journées de travail et nos loisirs importe profondément ».
D’une manière générale, en contexte d’abondance, de nombreuses facettes de nos vies (notre vie sociale, la recherche du plaisir…) passent avant le gaspillage alimentaire. Les gens ne jettent pas les aliments intentionnellement, il s’agit plutôt de la conséquence de leur gestion de priorités conflictuelles.
Par exemple, les jeunes ont tendance à privilégier le plaisir et l’improvisation sur l’organisation de leurs achats alimentaires. En d’autres termes, ils achètent des aliments en pensant qu’ils les consommeront dans la semaine, puis sortent certains soirs, et les laissent se gâter. Il n’est en effet par très bien vu par son groupe d’amis de refuser de sortir avec ses amis sous prétexte que vous devez cuisiner les légumes que vous avez acheté…
Un autre exemple est le statut de « celui (ou celle) qui subvient bien aux besoins de sa famille », qui pousse le membre du ménage en charge des repas à vouloir offrir à ses proches une alimentation diversifiée, et que chacun aimera. Cela pousse à stocker en quantité pour pouvoir faire face à des changements de dernière minute, et, parfois, à laisser une partie de ces stocks se perdre. On constate le même phénomène quand les ménages reçoivent des invités : pour ne pas être perçus comme de mauvais hôtes, ils préparent plus que nécessaire, et peuvent, par la suite, jeter les restes.
Ce que montre ces exemples, c’est qu’en fonction du style de vie, de l’âge, des valeurs… les raisons de jeter de la nourriture sont différentes. Comprendre la diversité de ces logiques permettra de mieux adapter les actions de lutte contre le gaspillage.
Vers une innovation centrée sur l’utilisateur
Pour que les actions politiques (et plus généralement les innovations produits et services) contre le gaspillage alimentaires soient efficaces, il faut donc qu’elles soient pensées autour des besoins des ménages et utilisateurs finaux. Le risque, sinon, est qu’elles ratent leur cible. Par exemple, comme le souligne Marie Hebrok, « les applications qui vous aident à savoir ce qu’il vous reste comme nourriture à la maison peuvent réduire le gaspillage alimentaire si elles sont utilisées conformément aux anticipations de leurs concepteurs, mais comment faire en sorte que les gens les utilisent si la raison même pour laquelle ils ne font pas attention à ce qu’il leur reste est le manque de temps ou leurs revenus ? ». Un autre exemple ? Les conseils sur la façon de mieux planifier ses repas, ou sur celle de cuisiner les restes parleront surtout aux familles avec des enfants, qui ont plus l’habitude d’organiser leurs repas et de faire les courses en conséquence.
L’innovation doit donc venir d’en bas. La question ne devrait donc plus être « comment convaincre les jeunes que le gaspillage alimentaire est une mauvaise chose ? ». Elle devient « quels types d’incitations ou de services peut-on développer pour les jeunes qui gaspillent parce qu’ils ne prennent pas le temps d’organiser leurs courses, et ne le feront probablement pas dans le futur ? ». Voilà qui ouvre des perspectives d’innovation…
D’après Marie Hebrok, une des clés pour des interventions efficaces est d’intervenir sur le contexte, là où (et quand) les aliments sont manipulés : l’emballage, le supermarché, le frigidaire… Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter les campagnes de sensibilisation. Ces dernières envoient le message que le gaspillage n’est pas accepté socialement, et, en cela, elles jouent un rôle dans l’écosystème des politiques de lutte contre celui-ci. Mais ce que l’article montre, c’est qu’elles ne sont pas suffisantes et qu’il est possible de faire plus. Seulement en étudiant de près ce que les ménages font, et pourquoi, pourrons-nous devenir réellement innovants dans la lutte contre le gaspillage alimentaire.
Albane GASPARD – Mai 2018
Urban Food Futures remercie Marie Hebrok pour sa relecture et ses conseils
Crédit photo : Pixabay