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Votre ville traverse des changements rapides ? Les pays d’Europe Centrale et de l’Est peuvent être une source d’inspiration pour vous.
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Il est important de comprendre le sens des pratiques de jardinage plutôt que d’espérer qu’elles répondent à nos attentes.
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Est-il temps de repenser la façon dont on pense la résilience alimentaire ? Dans un article récent, Petr Jehlička, Petr Daněk et Jan Vávra remettent en question l’idée selon laquelle, dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est, le fait de cultiver soi-même est seulement une stratégie pour surmonter les temps économiques difficiles. Ils suggèrent plutôt que ce phénomène doit être compris comme prenant place dans un ensemble de pratiques qui améliorent la sécurité alimentaire et la résilience.
Rendre visibles les pratiques de jardinage
Leur article repose sur une enquête auprès de 2000 ménages en République Tchèque portant sur des sujets tels que l’accès à la terre, les sources d’approvisionnement des ménages, les volumes de nourriture produits par les ménages, les interactions sociales liées à la production alimentaire, le partage, et la taille de ces réseaux informels. Il s’agissait de la deuxième enquête réalisée par les chercheurs. La première, en 2010, avait montré l’étendue des pratiques de jardinage informel. Cette deuxième enquête confirme les résultats de la première en confirmant qu’il s’agit de pratiques largement répandues, mais qui restent assez invisibles.
38% des ménages en République Tchèque produisent une partie de leur alimentation, et 64% d’entre eux partagent leur production. Le phénomène concerne à la fois les zones rurales et urbaines – 60% des ménages ruraux et 25% des ménages urbains. La différence majeure entre eux étant l’accès à la terre.
Pour de nombreux ménages, la production alimentaire est une source secondaire d’accès à la nourriture, qui peut représenter jusqu’à 41% des légumes, 40% des fruits et 38% des œufs chez les ménages qui pratiquent le jardinage (en excluant les fermiers). Ce chiffre est bien plus haut en République Tchèque que dans les pays d’Europe de l’Ouest, où on est plutôt en dessous des 10%.
Le jardinage n’est pas une pratique réservée aux ménages ou aux quartiers les plus défavorisés. Il concerne toutes les catégories socio-professionnelles. Les personnes âgées sont souvent plus représentées que les étudiants, ce que les chercheurs analysent comme la conséquence des contraintes de temps.
L’équipe de chercheurs publiera bientôt des analyses montrant que les gens sous-estiment souvent le travail qu’ils réalisent au jardin, le volume de nourriture généré et la proportion d’aliments partagés. Ces pratiques font partie du jour-le-jour, et sont encastrées dans des interactions sociales fortes. Pour n’importe qui s’intéressant à la production locale, cette analyse est particulièrement encourageante car il se peut que les ménages participent plus à la durabilité locale que ce qu’on pense !
Enfin, les auteurs montrent que le partage d’aliments est une pratique très courante, motivée principalement par des considérations altruistes. La majorité des ménages producteurs partagent ce qu’ils produisent sans que cela ne croise une dynamique sociale (des plus riches aux plus pauvres). Les personnes âgées sont là encore les plus actives, et le partage n’est pas contraint par des questions de parenté. Le partage renforce les relations sociales, dont la confiance, ce qui contribue à améliorer la résilience de la société.
Au-delà des idées reçues
Historiquement, dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est, le jardinage a été considéré comme une pratique passive ou défensive utilisée par des groupes sociaux marginaux comme un mécanisme de survie, plutôt que comme une action proactive vers plus de durabilité. Plus récemment, ces pratiques ont été revisitées, et elles sont maintenant vues comme une action à but transformatif mise en œuvre par ceux qui remettent en cause le système agro-alimentaire actuel.
Qu’en est-il en République Tchèque ? Les auteurs montrent que le jardinage et le partage ne sont pas des stratégies pour faire face à la nécessité économique, mais plutôt des pratiques motivées par des dimensions non-économiques, comme l’accès à une alimentation saine et à un réseau social.
Les chercheurs soulignent que de nombreux pays d’Europe de l’Est qui ont traversé des chocs économiques ont réussi à récupérer, et que le jardinage a joué un rôle dans cette dynamique car les ménages ont augmenté leur recours à la production alimentaire. Cette stratégie a également permis aux gens de sentir qu’ils contrôlaient un aspect de leur existence.
Ainsi, le jardinage a contribué à la résilience de ces pays. Des changements de petite taille qui se déploient dans des espaces informels, souvent à petite échelle (la famille, le quartier…) aident la société à répondre à des chocs ou des bouleversements. Alors que des études précédentes portant sur la résilience tendaient à considérer que les sociétés sorties du communisme n’avaient jamais retrouvé leur capacité à rebondir, cette recherche montre que le jardinage a contribué à améliorer cette résilience.
Apprendre des autres
La République Tchèque est à la fois dans l’Union Européenne – et donc, à ce titre, représentante des pays dits « du Nord » – et aux marges de celle-ci. L’analyse des questions de résiliences et des pratiques alimentaires dans ce pays permet de sortir d’une vision binaire Nord / Sud, et souligne l’importance de l’étude de ces pays, et donc des publications scientifiques qui en proviennent.
Les chercheurs suggèrent que l’analyse de ces pays peut être pertinente pour tout pays hors de l’Union Européenne qui vit des changements rapides. De fait, leur travail montre tout l’intérêt de ne pas seulement analyser les projets d’inspiration occidentale. L’analyse des pratiques d’Europe de l’Est et Centrale, des états insulaires, des pays africains, etc… devrait être conduite comme un symétrique des pratiques d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, car elle est autant de sources d’inspiration et d’idées nouvelles.
Quelles leçons pour l’action ?
Cet article montre qu’une pratique en apparence simple comme l’est le jardinage peut être conceptualisée de façon très différente. Par conséquent, il nous rappelle de ne jamais penser qu’une perspective sur un phénomène est la seule qu’il est possible d’adopter. Et donc l’importance de comprendre ce qu’une pratique veut dire pour les gens qui la mettent en place, au lieu de l’interpréter et d’attendre qu’elle réponde à nos attentes. Le jardinage est une pratique informelle, il échappe aux projets menés par les autorités, et il échappe souvent au radar de la recherche et des politiques. Mais il joue sans doute, dans les pays d’Europe de l’Est, un rôle important dans la résilience des économies.
Emma Burnett – Octobre 2018
Urban Food Futures remercie Petr Jehlička pour sa relecture et ses conseils
Crédits photo : Pixabay, Icones : The Noun Project