Alimentation durable : quelle place pour les indicateurs dans l’évaluation ?

  • Les indicateurs sont utiles, mais ne sont pas le fin mot de l’histoire.
  • Les indicateurs devraient être élaborés en concertation avec les parties prenantes d’un sujet pour éviter qu’un acteur impose son point de vue aux autres.
  • L’évaluation doit chercher à expliciter les valeurs qui sous-tendent les actions autant qu’à regarder les résultats de ces actions.

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On a assisté ces dernières années au développement des méthodologies d’évaluation de la durabilité alimentaire, au point que certains chercheurs se posent la question du décalage entre foisonnement de méthodologies et réalité de l’évolution des pratiques. Ces méthodologies sont-elles utiles ? Amènent-elles des changements réels ? Dans un article récent de la revue Sustainability, un groupe de chercheurs néo-zélandais, danois et français fait le point sur les avantages et les limites de deux grandes catégories de méthodologies : celles basées sur les indicateurs, et celles basées sur les valeurs. Leur travail fournit des pistes intéressantes pour toute ville cherchant à suivre les progrès de sa politique alimentaire.

Les limites des indicateurs

Lorsqu’on parler d’évaluer, le premier outil qui vient en tête est l’indicateur. C’est en effet l’approche la plus utilisée. Elle consiste à sélectionner des indicateurs de performance essentiels, de mettre en place des standards et à vérifier régulièrement si des progrès ont été faits.

Cette approche est très efficace pour suivre l’évolution d’un petit nombre d’indicateurs bien définis. Certains acteurs du système alimentaire en sont très friands, car ils sont un bon moyen de se différencier de leurs concurrents.

Cette méthode est facile à utiliser, mais pas si facile que ça à construire. Les difficultés se concentrent sur deux étapes :

  • Premièrement, la sélection des indicateurs. Ces derniers reflètent le point de vue de ceux qui les construisent sur ce qu’il est pertinent de suivre, et les niveaux qu’il est bon d’atteindre. Idéalement, les indicateurs devraient être développés en concertation avec les différentes parties prenantes d’un sujet. Mais il n’est pas toujours facile de mettre tout le monde d’accord sur un ensemble d’indicateurs, car le processus révèle le fait que des acteurs différents mettent l’accent sur des valeurs différentes.
  • Ensuite, la définition de ce qu’est le niveau « bon » ou « très bon » pour chaque indicateur. Les acteurs doivent –ils être comparés à la moyenne des autres ? A eux-mêmes, l’année précédente ?

Cette approche a également d’autres limites de taille :

  • Tout d’abord, le risque principal est de se focaliser sur les indicateurs sans prendre de recul. Cela peut amener des labels d’agriculture biologique à ne pas prendre en compte la provenance du produit, ou les efforts faits par les agriculteurs pour boucler la boucle des nutriments sur leur exploitation.
  • Ensuite, les indicateurs ne capturent que ce qui se mesure. Par exemple, le bien-être animal est une notion qui peut s’appréhender à travers d’indicateurs, mais ceux-ci ne restitueront jamais le soin que reçoivent les animaux. De la même façon, le bien-être des travailleurs du système alimentaire ne peut s’analyser qu’en prenant le temps de parler aux gens et de comprendre la façon dont ils se sentent dans leur travail. Enfin, certains sujets sont encore peu documentés dans la littérature scientifique, ou incertains, mais ils sont considérés importants par les acteurs : comment les indicateurs peuvent-ils les prendre en compte ?

Doit-on plutôt se concentrer sur les valeurs portées par les acteurs ?

Heureusement, les indicateurs ne sont pas la seule manière de mesurer les progrès vers plus de durabilité. Les chercheurs ont identifié une seconde catégorie de méthodologies qui obéit à une logique très différente. Au lieu de regarder seulement les résultats, il s’agit de s’intéresser aussi au processus de production de l’alimentation et aux valeurs mobilisées par les acteurs. En d’autres termes, faire porter l’analyse non pas sur « quels sont vos résultats », mais sur « Pourquoi agissez-vous ainsi ? » et « Est-ce que cela correspond aux valeurs que nous considérons importantes ? »

Ces méthodologies sont utilisées plus largement dans les mouvements alternatifs. C’est par exemple l’esprit de la Charte de l’Agriculture Biologique qui définit des principes essentiels que tout agriculteur biologique doit suivre. En France, la Charte Nature & Progrès suit également cette logique. Leur audit pour obtenir le label n’est pas basé sur des indicateurs intangibles. Il cherche plutôt à comprendre ce que les agriculteurs ont réussi à faire étant donné leur contexte spécifique. Ici, les valeurs qui sous-tendent l’action sont aussi importantes que les résultats. Ces outils sont généralement plus riches que les indicateurs, car ils capturent une information qui, sans cela, serait perdue.

Ces méthodes sont également développées pour communiquer auprès des consommateurs sur des questions de durabilité qui sont importantes pour eux, comme, par exemple, le bien-être animal. Elles requièrent cependant un haut niveau de confiance entre acteurs de la chaine alimentaire, car en l’absence d’indicateur, les consommateurs doivent faire confiance aux personnes en charge de l’audit.

Selon Marion Sautier, chercheuse à l’Ecole Nationale Supérieure Agronomique de Toulouse, co-auteure de l’article, le développement de ces méthodologies a souvent une dimension politique. Elles sont mises en avant par des groupes pionniers qui cherchent à faire entrer de nouvelles valeurs dans les méthodologies existantes d’évaluation de la durabilité.

Les politiques alimentaires urbaines doivent regarder plus loin que le bout de leurs indicateurs

Une telle analyse est très utile pour l’évaluation des politiques alimentaires urbaines. En effet, les méthodologies se sont très fortement développé ces dernières années (voire nos articles précédents : Bien débuter sa politique alimentaire : identifier ses leviers d’action et L’ABC de l’analyse des systèmes alimentaires urbains), et il est important de comprendre leurs bénéfices et leurs limites.

Cet article permet de tirer quelques leçons :

  • Les indicateurs sont utiles. On pourrait même dire que dans la compétition globale entre villes, ils sont un très bon moyen de communiquer sur les progrès de sa politique. Mais à eux seuls, les indicateurs ne sont pas le fin mot de l’histoire.
  • Les indicateurs devraient être élaborés en concertation avec les parties prenantes d’un sujet pour éviter qu’un acteur impose son point de vue aux autres. Ils devraient également être révisés régulièrement, car quand des valeurs sont capturées dans des indicateurs, elles tendent à s’effacer et à être oubliées.
  • L’évaluation doit chercher à expliciter les valeurs qui sous-tendent les actions autant qu’à regarder les résultats de ces actions.

L’analyse proposée par ce groupe de chercheurs permet de regarder les indicateurs sous un nouveau jour. Au final, l’accent ne devrait pas tant être mis sur l’élaboration d’indicateurs très complexes qui mobilisent d’importantes ressources. Le dialogue entre parties prenantes, l’analyse des valeurs qui sous-tendent leurs actions et du sens qu’ils donnent à ces dernières est également un très bon investissement de temps et de ressources. Une bonne manière de permettre à l’évaluation de contribuer à l’action.


Albane GASPARD – Mars 2019

Urban Food Futures remercie Marion Sautier pour sa relecture et ses conseils

Source : Alrøe, H.F.; Sautier, M.; Legun, K.; Whitehead, J.; Noe, E.; Moller, H.; Manhire, J. Performance versus Values in Sustainability Transformation of Food Systems. Sustainability 2017, 9, 332.

Crédits photo : Harshal Desai on Unsplash

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