Quelle stratégie du changement pour les militants de l’alimentation durable ?

Le pouvoir est multidimensionnel. L’action de la société civile doit donc l’être aussi.

Les politiques alimentaires locales sont une opportunité pour les militants de l’alimentation durable.

Les relations tissées avec les autres acteurs pour parvenir au résultat souhaité comptent autant que ce dernier.

Les mouvements sociaux engagés pour une alimentation durable ont gagné en visibilité ces vingt dernières années. Quel impact ont-ils ? Et comment y parviennent-ils ? Dans un livre intitulé Civil Society and Social Movements in Food System Governance, des chercheurs nous ouvrent la porte Des stratégies de ces organisations. Ce livre aidera les acteurs de la société civile à mieux positionner leur action pour être efficace. Et il est aussi utile pour les collectivités locales souhaitant travailler avec eux.

Il n’y a pas qu’une seule façon d’avoir un impact

Pour commencer, qu’entend-on exactement par « avoir de l’impact » ? Les chercheurs nous rappellent qu’il existe 3 sortes de pouvoir :

  • Le pouvoir instrumental, qui implique exercer une influence sur les autres grâce à des ressources (techniques, financières ou organisationnelles, comme peut l’être par exemple, la capacité de travailler avec d’autres (voir notre article précédent à ce sujet). C’est la forme de pouvoir qui vient le plus facilement en tête. Ce n’est pas la seule.
  • Le pouvoir discursif, qui est détenu par un acteur quand sa façon de voir un problème est partagée par tous les autres. Par exemple, l’alimentation peut être vue comme un produit marchand ou comme un bien commun. Or, cela ne mène pas du tout aux mêmes politiques. La société civile passe généralement beaucoup de temps à essayer de ré-orienter la façon dont on voit les problèmes.
  • Le pouvoir structurel, qui permet de décider des règles qui organisent la prise de décision. Quand les structures de gouvernance sont déjà installées (ce qui est généralement le cas à l’échelle nationale ou internationale), les militants associatifs ont généralement peu de prise sur elles.

Par conséquent, le pouvoir est multidimensionnel. L’action doit donc l’être aussi.

Le contexte peut aussi être très varié

Le contexte dans lequel la société civile évolue peut soit rendre possible, soit contraindre l’action.

Certains cercles de décision peuvent être très ouverts et faciles d’accès. Il est donc facile d’y être invité, voire même d’avoir son mot à dire sur les règles de prise de décision. Par exemple, le développement des politiques alimentaires locales est une opportunité pour ces mouvements sociaux, car les collectivités territoriales sont encore peu expérimentées sur le sujet, et elles sont preneuses de l’expertise de la société civile. Par ailleurs, les grandes entreprises sont généralement peu présentes dans ces arènes.

A l’autre bout du spectre, certains processus de décision ne sont pas publics, voire même cachés. Il est donc plus difficile d’y accéder. Et certains sont publics, mais si institutionnalisés qu’il y est difficile de changer les règles du jeu.

Cette analyse permet d’identifier quelques questions clés pour les collectivités locales, pour comprendre si leurs règles de gouvernance permettent, ou contraignent, la participation des associations. Par exemple :

  • Le processus de décision est-il ouvert ?
  • Prend-il en compte les asymétries de pouvoir et de ressources, tente-t-il de les rééquilibrer ?
  • Dans quelle mesure est-il capable d’accepter et d’intégrer les dissensus ?
  • Dans quelle mesure permet-il de construire la confiance entre acteurs ? En effet, comme le soulignent les chercheurs, « la première étape dans une planification collaborative n’est pas la planification elle-même, mais la construction de relations, de confiance et de valeurs communes » entre acteurs.

Jouer le jeu, définir les règles, ou jouer tout seul ?

Même si, dans l’ensemble, les organisations de la société civile travaillent pour faire advenir un système alimentaire plus durable et plus juste, elles n’en restent pas moins diverses. Elles n’ont pas un seul objectif commun. Dans un contexte donné, les organisations peuvent développer différentes stratégies du changement, différents niveaux d’implication dans les processus de décision.

Les chercheurs mettent en lumière trois stratégies principales qui se situent sur un « continuum de l’engagement dans la gouvernance » :

  • Le développement d’alternatives en dehors du système alimentaire dominant. C’est la façon dont des intiatives comme les marchés de producteurs, les AMAP ou le commerce équitable se sont développés. Ces groupes agissent principalement de façon autonome, avec l’idée de contribuer au changement par des projets concrets, un projet à la fois.
  • La recherche de changements incrémentaux au sein du système, ce qui est possible lors la gouvernance le permet. Cette stratégie s’accompagne généralement de questions concernant les contreparties et les compromis qu’elle implique. Un cas d’étude en Nouvelle Zélande, décrit dans le livre, montre que l’interaction entre les groupes locaux pour une alimentation durable et la collectivité locale s’est assortie de bénéfices (le fait de positionner l’alimentation sur l’agenda politique), mais également de limites (réduire le champ du problème, en passant d’une vision systémique à des enjeux de développement économique uniquement).
  • Le fait de défier ouvertement le système et de rester en dehors. Les organisations qui choisies cette stratégie font généralement campagne pour modifier la façon même de voir les problèmes, et elles font le lien entre les enjeux alimentaires et des inégalités plus structurelles dans le système alimentaire, voir la société elle-même. Elles éprouvent des difficultés à intégrer leurs objectifs (la souveraineté alimentaire, le droit à l’alimentation…) dans les processus politiques existants.

Le processus compte

Quelle est la meilleure stratégie ? L’analyse montre qu’il faut sans doute un peu de tout. Comme le fait remarquer Jill Clark, qui a co-dirigé l’ouvrage, « le pouvoir n’est pas un simple jeu d’insiders vs outsiders ». Pourquoi ?

  • D’abord, parce que le changement ne peut advenir que si la société civile multiplie les points d’entrée dans le système.
  • Ensuite, parce que les militants de l’alimentation doivent prendre conscience que les résultats en terme de politique ne sont pas les seuls qui comptent. Le processus compte tout autant. Ainsi, les acteurs qui investissent du temps pour créer de la confiance et monter en compétence pour participer aux prises de décision contribuent également au changement. Les chercheurs appellent cela le « pouvoir de rassembler », c’est-à-dire de changer la façon dont les problèmes sont vus via la délibération collective.

Que cela signifie—til pour la société civile ? D’après Jill Clark, elles gagneraient à mieux analyser leur place dans le mouvement plus global. Cela leur permettrait de comprendre comment coopérer avec des organisations qui ont choisi une stratégie de changement différente. Et ainsi, de mieux travailler ensemble.

Albane GASPARD

Mars 2020

Urban Food Futures remercie Jill Clark pour sa relecture et ses conseils

Source : Peter Andrée, Jill K. Clark, Charles Z. Levkoe, Kristen Lowitt (Ed) (2019), Civil Society and Social Movements in Food System Governance, 1st Edition, Routledge

Ce livre est en accès libre

Crédits photo : Photo by Isiah Gibson on Unsplash

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