Ce qui est au cœur des Communs, c’est la décision prise par une communauté que certaines ressources doivent être gouvernées par tous pour l’intérêt de tous, car elles sont essentielles à chacun. En ce sens, l’alimentation peut être considérée comme un Commun.
Nos sociétés ont historiquement transformé ce besoin fondamental en marchandise.
Si les villes reconnaissaient, dans leurs politiques, que l’alimentation n’est pas seulement une marchandise, cela ouvrirait des champs d’innovation
Le concept de « Communs » fait partie de ces notions difficiles à cerner : qu’est-ce qu’un Commun ? Et quel rapport avec l’alimentation ? Dans le Routledge Handbook of Food as a Commons, un livre co-édité par Jose Luis Vivero-Pol, Tomaso Ferrando, Olivier De Schutter et Ugo Mattei, des universitaires engagés et des militants d’horizons divers nous proposent une introduction à la notion, et nous font entrevoir à quoi ressembleraient des politiques alimentaires qui considéreraient l’alimentation comme un Commun.
De nombreuses définitions…
Une dimension intéressante du concept de Commun, c’est qu’il n’a pas qu’une seule définition. Comme le fait remarquer Jose Luis Vivero Pol, qui a co-édité l’ouvrage, « les Communs peuvent être des choses différentes pour différentes personnes ».
Chaque discipline académique aborde la notion à sa manière. Par exemple :
- Pour les économistes, la notion peut se rapprocher de celle de « bien public », c’est-à-dire, un bien non-exclusif et non-rival. En d’autres termes, un bien auquel chacun peut avoir accès, et dont la consommation par une personne n’empêche pas les autres d’en profiter. Des exemples typiques sont l’air sain ou les recettes de cuisine. La notion peut également se rapprocher des « biens de club » (rivaux, mais à faible excluabilité), comme par exemple les stocks de poissons ou l’eau.
- Pour les historiens, les Communs ont une autre signification : ils renvoient à la terre dont la propriété est collective, telle que c’était souvent le cas en Europe avant le mouvement des Enclosures. Ce système de propriété concerne d’ailleurs encore près de 5% des terres en Europe à l’heure actuelle (bien qu’il ne soit mentionné ni dans la Politique Agricole Commune, ni dans la stratégie récente de l’UE « From Farm to Fork »)
Pour compliquer encore un peu les choses, les militants ont également utilisé le terme Communs dans leur lutte pour préserver leurs droits traditionnels sur les ressources naturelles comme la terre, les forêts, les semences ou l’eau. D’autres utilisent le terme pour définir les initiatives contemporaines autour de l’alimentation, comme les AMAP, les groupements d’achat, les plateformes d’échange ou les mouvements de guerilla gardening.
La multiplicité des significations du terme « communs » est à la fois un avantage (pour reconnaître et embrasser les approches existantes) et une limite. En effet, il est parfois difficile d’identifier la frontière entre les Communs, les sphères publiques et privées (dans le sens de « à but lucratif »).
On pourrait se perdre dans une telle toile de définitions, et même penser que les Communs sont juste un nouveau mot valise à la mode qui englobe tout, et, par conséquent, rien. C’est pour cela qu’il est important de prendre le temps de le définir.
L’alimentation est-elle un commun ?
Quelle est donc l’essence des Communs ? De façon intéressante, les éditeurs du livre s’éloignent de l’idée selon laquelle ce sont les caractéristiques propres à une ressource qui en font un Commun.
Pour eux, ce qui est au cœur des Communs, c’est la décision prise par une communauté que certaines ressources (matérielles ou non) doivent être gouvernées par tous pour l’intérêt de tous, car elles sont essentielles à chacun. Les Communs sont alors définis par des pratiques de « mise en commun » élaborées pour gérer ensemble une ressource. En d’autres termes, même s’il est possible d’exclure autrui du bénéfice de la ressource, la communauté, dans son ensemble, décide que personne ne doit en être exclu. Les Communs et la mise en Commun sont des constructions sociales définies et acceptées par des communautés.
En ce sens, l’alimentation peut être valorisée comme un Commun si la société le décide, sur la base de son caractère essentiel à la vie humaine. Les économistes ne considèrent pas l’alimentation comme un bien public, car il est rival (si je mange cette pomme, personne d’autre ne peut le faire). Cependant, si un groupe humain décide que c’est un Commun, et qu’il faut le gérer de telle manière que chacun puisse y avoir accès, alors, eh bien, c’est un Commun.
Le développement des marchés
Mais alors, comment se fait-il que l’alimentation ne soit pas traitée ainsi dans les sociétés occidentales ? C’est en grande partie le résultat d’un processus historique et de décisions politiques qui ont transformé un besoin fondamental en marchandise.
Comment cela est-il arrivé ? Dans un chapitre historique de l’ouvrage, John O’Neill date le début de ce processus aux philosophes et économistes classiques comme John Locke ou Adam Smith. A l’époque, ces penseurs étaient préoccupés par la liberté individuelle et l’indépendance vis-à-vis de l’Eglise ou des seigneurs féodaux. Ils virent dans le marché un moyen formidable pour libérer les hommes. En effet, sur un marché, on peut accéder à des biens et des services indépendamment de son lien social au vendeur. D’une certaine façon, l’échange monétaire, sur le marché, était la clé de l’autonomie individuelle.
Cependant, cette évolution a eu des effets moins positifs :
- Premièrement, les marchés ont seulement remplacé la dépendance personnelle (celle, par exemple, qui relie un serf à son seigneur) par de nouvelles formes de dépendance, plus objectives. Si vous n’avez pas de quoi acheter biens et services, vous êtes exclus du marché. Par d’argent, pas d’alimentation.
- Par ailleurs, en se focalisant sur les seuls échanges monétaires, les marchés ont « dégagé les hommes de tout sens d’obligation vis-à-vis de leurs semblables ». Des traditions ancestrales de dons, de réciprocité, de convivialité, de coopération et de dépendance mutuelle, basées sur la reconnaissance de besoins communs, furent remplacées par des échanges monétaires ponctuels.
Et l’alimentation devint une marchandise…
Les auteurs proposent une expression pour qualifier ce processus : la marchandisation de l’alimentation. Elle désigne la réduction des multiples dimensions de l’alimentation (dont de nombreuses ne sont pas monétisables) à des traits commercialisables, qui peuvent faire l’objet d’échanges monétaires (et donc dépendre de l’équilibre général des marchés, ou de sa main invisible).
Les conséquences sur nos économies contemporaines sont multiples :
- L’exclusion des personnes qui ne peuvent pas payer leur alimentation. L’accès à l’alimentation est ainsi conditionné au pouvoir d’achat, ce qui n’est pas sans soulever des questions morales. En effet, « l’alimentation comme marchandise entre en conflit avec l’alimentation comme besoin ou droit fondamental ». En effet, si l’alimentation est un Commun, alors la capacité à payer ne devrait pas être une raison pour en exclure des membres de la communauté.
- La recherche constante de profit : « si l’alimentation est seulement une marchandise, alors ce que vous voulez, c’est la vendre au prix le plus cher possible », et plus cher est toujours mieux. Dans un tel système, les producteurs chercheront toujours à améliorer leur marge ou à réduire les coûts de production, au détriment des travailleurs ou de l’environnement.
L’exclusion des autres dimensions de l’alimentation. Au-delà du fait qu’elle est une marchandise, l’alimentation est aussi plein d’autres choses : elle a par exemple une dimension culturelle et sociale qui ne peut pas être échangée sur un marché. Et elle est aussi un bien essentiel : comment mettre un prix à ce besoin de base ? Les politiques alimentaires qui excluent ces dimensions passent à côté de ce que l’alimentation veut dire pour les humains.
A quoi ressemblerait un système alimentaire basé sur les Communs ?
Qu’en déduire pour les politiques alimentaires ? Qu’est-ce que cette évolution dans la manière de voir l’alimentation voudrait dire de façon concrète ?
Premier point: l’alimentation doit être reconnue comme un droit humain fondamental, et le système alimentaire organisé pour appliquer ce droit. En effet, « le besoin donne à une personne un droit sur les autres ». Pour Jose Luis Vivero Pol, cela ne serait pas différent de ce que la plupart des pays font pour la santé ou l’éducation. Par conséquent, si on change la manière de voir l’alimentation, alors on ouvre la voie à des idées qu’on ne se permettait pas d’avoir, et à de nouvelles manière de distribuer cette ressource essentielle.
Cela suppose la mise en place d’une gouvernance spécifique et d’actions collectives (par exemple d’auto-organisation). Il ne s’agit pas pour chacun d’accéder à une ressource sans considération pour l’ensemble de la communauté. Ainsi, dans un chapitre de l’ouvrage sur l’Afrique du Sud, Patrick Bond et Mary Galvin décrivent la manière dont les initiatives de certains groupes sociaux pour accéder à l’eau peuvent avoir des effets négatifs sur le système d’approvisionnement dans son ensemble.
Second point : l’accès à l’alimentation ne doit pas reposer sur le seul pouvoir d’achat. Chacun doit disposer d’un droit à l’accès à une alimentation minimale, ce qui signifie que le marché ne doit pas être la seule porte d’accès. Cela ne veut pas dire, cependant, étendre les dispositifs reposant sur la charité (comme les banques alimentaires). En effet, recevoir la charité est quelque chose de très différent de faire valoir ses droits. Si l’alimentation est un droit fondamental, y accéder ne doit pas être associé à la honte de faire la queue à la banque alimentaire.
Les villes peuvent jouer un rôle
Définir l’alimentation comme un Commun est donc à la fois une idée ancienne (que l’on retrouve dans les civilisations anciennes et dans des visions du monde actuelles de peuples autochtones), et une alternative nouvelle au récit dominant qui fait de l’alimentation une marchandise. Pour cette raison, des expériences concrètes de ce que cela pourrait dire dans nos sociétés occidentales doivent encore être développés. Les bénéfices et les limites apparaîtront plus clairement au fur et à mesure que les expériences se mettront en place. Nous pouvons, pour nous inspirer, regarder du côté des cultures non occidentales et des récits et modes de production non capitalistes (épistémologies du Sud, comme définies par Boaventura de Sousa Santos). Cependant, selon Jose Luis Vivero Pol, si les villes reconnaissaient, dans leurs politiques, que l’alimentation n’est pas seulement une marchandise, cela ouvrirait des champs d’innovation.
Par exemple, les villes pourraient soutenir d’autres moyens d’accès à l’alimentation, reposant sur une gestion collective (applications mobiles, des relations de proximité au sein des quartiers…), sous condition, bien sûr, que les mangeurs aient leur mot à dire dans la façon dont le processus est organisé. Les Conseils de Politique Alimentaire pourraient être un creuset pour cela. Cela pourrait être une façon d’approfondir la démocratie alimentaire, en rassemblant les mouvements qui partagent une opposition commune à la marchandisation de l’alimentation (justice alimentaire, souveraineté alimentaire, décroissance, agroécologie…).
A quoi nos villes ressembleraient-elles demain si les municipalités travaillaient avec les citoyens pour appliquer le droit à l’alimentation ? A des lieux où tous les rouages du système alimentaire, de la production à la consommation, cherchent à satisfaire à un besoin fondamental plutôt qu’à la seule recherche de profit. A vos crayons…
Albane GASPARD
Novembre 2020
Urban Food Futures remercie Jose Luis Vivero Pol pour sa relecture et ses conseils
Crédits photo : Pixabay
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