Alimentation locale et quartiers défavorisés : des idées à la réalité

Engager les habitants des quartiers défavorisés sur l’alimentation locale requiert un travail spécifique pour enraciner le sujet dans la communité.

Même avec une méthodologie basée sur le design et l’itération, une bonne idée sur le papier peut ne pas fonctionner.

Soyez flexibles et prêts à adapter votre projet une fois que les habitants ont exprimé leurs besoins.

L’alimentation locale est souvent vue comme réservée aux groupes sociaux les plus favorisés. Comment, alors, engager des habitants de quartiers défavorisés dans une dynamique autour du sujet ? Dans un article publié dans Proceedings of the ACM on Human Computer Interaction, des chercheurs des universités de Newcastle, Sheffield et Northumbria (Royaume-Uni) reviennent sur une expérience de création d’une plateforme d’accès à l’alimentation locale dans un quartier de la banlieue de Newcastle. Leur retour sur ce qui a – mais aussi sur ce qui n’a pas – fonctionné, éclaire d’un jour nouveau la manière dont l’alimentation locale peut s’enraciner dans des communautés.

Vendre à des clients…

L’histoire débute lors les chercheurs sont contactés par un entrepreneur local qui souhaitait rendre disponibles ses produits à une catégorie de la population qui y a rarement accès. Ils prennent alors contact avec un centre communautaire d’un quartier de la banlieue de Newcastle ainsi que d’autres fournisseurs potentiels. Ils créent pour ces fournisseurs un profil sur une plateforme numérique en open source qui permet de connecter producteurs et consommateurs. La plateforme est née.

Cependant, le personnel du centre communautaire a des réserves à son sujet, principalement du fait que les produits vendus par la plateforme pourraient ne pas correspondre aux résidents. Pour cette raison, la plateforme est lancée fin 2017 sous la forme d’un prototype. Des dispositions spécifiques y sont introduites pour permettre l’accès aux résidents. Par exemple :

  • Les commandes peuvent se faire par téléphone ou papier pour ceux qui ne disposent pas d’un accès à Internet. Les paiements en liquide sont acceptés pour les personnes n’ayant pas de carte de crédit.
  • Les prix sont réduits au maximum. Les fournisseurs acceptent de vendre à un prix de gros, ou avec des réductions. De fait, les produits de qualité similaire (par exemple : des carottes bios) y sont moins chers de 20% par rapport aux supermarchés du coin. Cependant, ils restent 75% plus chers que les produits les moins chers (ex : les carottes conventionnelles de la marque distributeur).
  • Un soin spécifique est apporté au fait de rendre les produits culturellement acceptables. Par exemple, dans les boites repas vendues par la plateforme, les recettes proposées sont des versions « santé » de plats anglais traditionnels. Par ailleurs, la viande et le poisson figurent en bonne place dans les produits proposés.

Le prototype fonctionne quelques mois, puis l’équipe le met en pause pour réfléchir à ce qui s’est passé et les prochaines étapes.

.. ou développer une communauté alimentaire ?

Les premiers mois de la plateforme n’ont pas été un franc succès. Elle n’a que 20 clients uniques. Les chercheurs et le personnel du centre communautaire décident alors d’organiser une série d’ateliers pour identifier comment aller plus loin.

Les ateliers permettent à des idées d’émerger, qui seront par la suite mises en œuvre dans une version remaniée de la plateforme, relancée à l’automne 2018. Par exemple :

  • Le besoin de créer des liens plus forts avec la communauté. Le centre intègre des produits de la plateforme dans ses cours de cuisine. Son café crée un « menu spécial plateforme ». Et le jardin partagé commence à vendre sa production à travers elle.
  • Le besoin d’une identité plus claire, notamment sur les réseaux sociaux. Durant la phase de prototype, la communication avait été similaire dans son esprit à celle de supermarchés conventionnels, avec des posts mettant en avant les offres promotionnelles. Lorsqu’elle est relancée, la plateforme met désormais en avant ses spécificités, à savoir ses valeurs éthiques. Par exemple, elle met en lumière la manière dont elle soutient des entreprises locales ou qu’elle contribue au renouveau de l’industrie locale de la pêche.
  • Le besoin de changer de regard sur les résidents, en les considérant non comme des clients ayant accès à un service mais comme des membres d’une communauté engageant une discussion sur l’alimentation, dont la plateforme ne serait qu’un support. De nombreuses idées ont en effet émergé des ateliers, comme, par exemple, la mise en place d’un concours de cuisine ou d’un « supper club » (dîners organisés par des particuliers). Des idées pour intégrer l’alimentation dans les liens sociaux plutôt que d’en faire un sujet d’éducation.

Ces nouvelles caractéristiques ont permis à la plateforme de développer une base de clients resserrée mais fidèle. Le projet a cependant été arrêté en mars 2020 lorsque le centre a fermé à cause de l’épidémie de Covid.

De nouvelles racines

Même si l’expérience n’a pas duré longtemps, Sebastian Prost, le doctorant pilote de cette recherche participative, souligne qu’elle a eu des suites intéressantes. De fait, l’idée d’origine (la plateforme numérique) a permis à la communauté d’entamer une réflexion sur l’alimentation, et de développer ses propres projets sur le sujet.

Tout d’abord, cela a remis le sujet de l’alimentation et de la santé sur le radar du centre communautaire. D’abord peu convaincu par la plateforme, le personnel a petit à petit été persuadé qu’il avait un rôle à jouer pour une meilleure alimentation des résidents. Le nouvel exploitant du café a désormais un choix plus équilibré à son menu.

Mais, de façon plus importante, le processus de travail autour de la plateforme a permis des échanges avec les résidents sur l’alimentation. Il en est resorti que ces derniers souhaitaient avant tout faire pousser leur propre nourriture dans le quartier plutôt que d’acheter de produits locaux. Cela a replacé le jardin communautaire au centre des attentions. 

Planter les graines de la démocratie alimentaire

Que retenir de cette expérience ? 2 idées clés :

  • Tout d’abord, les solutions techniques fonctionnent rarement toutes seules. Au début du processus, l’idée était que la mise en marche de la plateforme numérique permettrait de rendre accessible l’alimentation de qualité aux résidents. Ce que l’expérience a montré, cependant, c’est que pour que cette solution technique prenne, elle devait s’insérer dans un tissu social, et que cette insertion demandait un travail en soi. Ce qui était conçu au début comme une aventure technique s’est relevée être une aventure sociale.
  • Ensuite, soyez prêts à être surpris par là où le processus vous mène. Même avec un protocole inspiré du design, qui permet le test d’un prototype, puis son retravail, une idée qui parait bonne sur le papier (rendre disponible des produits locaux dans un quartier défavorisé à travers une plateforme en ligne et via un centre communautaire) peut ne pas marcher. Mais cela peut ne pas être un problème… En effet, à Newcastle, le processus a permis aux résidents de s’exprimer et de s’organiser autour de l’alimentation.

En un sens, la plateforme n’a finalement pas vraiment apporté un service aux habitants, mais plutôt une opportunité de s’impliquer sur les questions alimentaires et de réfléchir par eux-mêmes à ce qu’ils souhaitaient faire. A son échelle, elle a donc planté les graines de la démocratie alimentaire

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